Afghanistan, semaine 3 : ça bouge... de Kaboul à Samangan !
Lundi 23 mai 2005, plutôt que Voisin, c'est Palwasha qui m'appelle ce matin, pour dire qu'elle préfèrerait que j'arrive jeudi à Herat, parce qu'elle est très occupée avant. Forte de ces recommandations, je me rends aux bureaux d'Ariana, la compagnie nationale qui est la seule à desservir quotidiennement la liaison aérienne Kaboul-Herat. Première surprise, leur rue est coupée aux deux bouts de blocs en béton, ce qui interdit au moindre véhicule - et notamment aux potentielles voitures piégées - de se garer devant. Je n'ai pas vu si un autre organisme dans la rue justifiait ces précautions. J'entre néanmoins dans l'enceinte qui se trouve sous l'enseigne de la compagnie, et me trouve devant quelques bâtiments vitrés presque déserts. A ma demande, on m'indique qu'il s'agit ici des réservations internationales.
Pour le domestique, c'est l'entrée d'à côté, qui ressemble à une porte de garage. A l'intérieur, une foule d'hommes en turbans ou en costumes occidentaux se pressent devant des guichets style zoo, surmontés chacun d'une petite pancarte indiquant la liaison desservie. Sous le panneau Herat, les hommes s'écartent pour me laisser m'enquérir : on me dit que tous les vols de la ligne sont complets jusqu'à samedi... mais que je peux toujours aller poser la question au directeur, dans le bureau tout au fond après la rangée de guichets.
Là, un homme impeccablement sanglé dans un costume cravate - montre et bague en rapport - siège derrière un bureau de style, et quelques canapés sont rangés contre les murs pour recevoir les fessiers des requérants. A mon entrée, comme électrisé, l'un d'eux se lève pour me céder sa place. Une fois assise, je peux m'adresser au maître des lieux, qui répond nonchalamment que si je veux bien revenir mercredi à quinze heures, il y aura peut-être des disponibilités pour jeudi...
Bon, d'accord... j'avais déjà compris que les heure de rendez-vous étaient ici élastiques de par la lourdeur des déplacements, je découvre maintenant qu'on n'y est pas non plus à un jour ou une semaine près !
Précisons qu'Ariana ne prend pas de réservations sur les vols domestiques plus de deux jours à l'avance ; que ses tarifs sont moitié moins chers que tous les autres ; et qu'aucun billet ne vous garantit vraiment une place dans l'avion, car vous pouvez toujours être débarqué au dernier moment en faveur d'un passager plus important :(

Scène de rue
(j'ai découvert que mon appareil faisait de très jolis gondolages sur les photos prises en mouvement...)
   Scène de rue (j'ai découvert que mon appareil faisait de très jolis gondolages sur les photos prises en mouvement...)

Sinon, ce matin, c'est avec Farida Akram, à l'ambassade, que j'ai eu un premier aperçu des projets en cours pour l'implantation de refuges ou autres structures d'assistance aux femmes. Elle me signale en outre qu'arrive demain à Kaboul une personne que Palwasha et moi avions rencontrée à Paris, la présidente de la section des droits des femmes de la Commission consultative nationale des DH française.
Mardi 24 mai 2005, la journée commence avec une visite à l'Université de Kaboul : le département de Français est animé par un attaché de l'Ambassade, qui se fait fort de mettre en relation les étudiants et les visiteurs francophones en peine de traducteurs. Il faut dire que les tarifs couramment pratiqués par des professionnels certifiés - variété néanmoins introuvable sur le marché kabouli - s'ils sont à la hauteur des visées des Afghans sur les cagnottes des organisations internationales (ce dont qu'on ne saurait leur reprocher au vu du dénuement local), ne seyent pas du tout à ma bourse.
Gérard Turmo s'enthousiasme de l'intérêt de ses étudiants pour les intervenants occasionnels, et propose que je leur expose mes travaux sur l'égalité, ce qui se fera un prochain jeudi... Puis il me présente à l'équipe des professeurs (rassemblées dans le couloir après avoir reçu les félicitations des élèves en ce jour national des professeurs) : il y a là quatre jeunes femmes, Vida, Mastoura, une troisième dont le nom ne me revient pas pour l'instant, et ...Khaleda, une des amies de Palwasha que nous avions rencontrée à Paris, et que je retrouve ici à notre grande surprise mutuelle. Le campus de l'université est l'un des endroits les plus agréables de Kaboul, des hectares d'herbe ombragée entre les bâtiments.
Pour retourner en ville, et me rendre à mon rendez-vous suivant à l'UNIFEM, je partage le taxi de ces dames, ainsi que le déjeuner de Vida, qui habite Chahr-e Now, à quelques centaines de mètres.
Elle s'est exilée avec sa famille pendant la période noire, en Allemagne puis au Canada, puis a décidé, avec son mari et ses jeunes enfants, de rentrer pour contribuer au renouveau. La vie n'est pas drôle tous les jours, prise entre l'arbre de la société encore nourrie de ses traditions et l'écorce de la reconstruction mal vernie de modernisme, le tout pour un salaire indigent.

L'une des nombreuses boutiques de mariage :
celle-ci est labellisée 'Paris'
   L'une des nombreuses boutiques de mariage : celle-ci est labellisée 'Paris'

La position déterminée et courageuse de Vida contraste avec la placidité bien protégée dont fait montre mon interlocutrice de l'UNIFEM, Afghane elle aussi, mais engluée dans les lourdeurs onusiennes. A l'entendre, la question des refuges pour femmes mérite encore de sérieux atermoiements, hérités probablement des sensibilités locales.
Au cours de notre conversation, un assourdissant ballet d'hélicoptères m'apprend que la résidence du président Karzaï est mitoyenne, et qu'il s'agit probablement de son transfert avec sa suite depuis l'aéroport, au retour d'un voyage aux Etats-Unis (il s'y est notamment fait décerner un titre de docteur honoris causa...)
Le soir, appel téléphonique de Françoise Hostalier, de la CNCDH, bien arrivée à Kaboul : elle se rend demain à Herat, pour voir Palwasha... et visiter la ville !
Mercredi 25 mai 2005 : à l'occasion d'une réunion d'information (sur le FSD - fonds social de développement, ça me rappelle quelquechose...) organisée par l'ambassade, je découvre le lycée Istiqlal et son petit bijou de bibliothèque : on y entre en se déchaussant afin de s'installer tranquillement à lire dans le petit auditorium garni de fastueux tapis et coussins. Dans ce décor, il est réconfortant de savoir qu'il existe à l'ambassade des fonds facilement déblocables pour soutenir des projets contribuant à l'autosuffisance de personnes en situation difficile.
A l'heure du déjeuner, j'en profite pour décortiquer les vues sur l'égalité de Hedayat, le liaison officer d'AMI qui m'avait accueillie à l'aéroport.
Il a vingt-et-un an, parle un anglais impeccable acquis au Pakistan durant les années d'exil. Enthousiaste sur le principe d'égalité, il semble un peu gêné quand je lui demande quelles sont les activités de ses soeurs du même âge : "elles sont à la maison, elles sont fiancées... you know, we lived in a place where it was not secure for girls to go out... so they did not go to school..."

Encore le jardin, mais pas aujourd'hui
parce qu'il pleut des cordes...
   Encore le jardin, mais pas aujourd'hui parce qu'il pleut des cordes...

Je passe l'après-midi sous ma couette, pour oublier le temps carrément indigne de ces contrées : il a plu presque tous les jours depuis une semaine, et aujourd'hui on croirait un mois d'octobre français. Les Afghans sont contents : les montagnes toutes proches redeviennent blanches de neige, garantie de l'eau pour l'été prochain.
Jeudi 26 mai 2005 : je me mets au rythme afghan... mon programme vient de subir un changement complet. Samedi matin aux aurores je pars en voiture à Samangan, une province du nord-ouest... pour profiter d'une voiture qui s'y rend. Je ne sais pas combien de temps, et je n'aurai pas de communication internet là-bas. Vous pourrez toujours me téléphoner (0093 79 20 79 71) :)
J'en reviendrai probablement en avion de Mazar-e Charif dans le courant de la semaine suivante...
Bisous à tout le monde !
Vendredi 27 mai 2005 : le gros souci du jour est de dénicher des piles pour mon appareil photo. Celles qu'on trouve dans les boutiques ici sont de fabrication chinoise, à prix défiant toute concurrence : 10 afghanis pour deux piles, soit environ 15 centimes d'euro ! Mais les performances sont en rapport : avant de trouver un lot qui consente à faire clignoter le voyant, je dois ouvrir deux ou trois paquets... et ça ne dure que le temps d'une poignée de photos ! Il faudrait donc que je puisse me rendre au magasin réservé aux expatriés, et où l'on trouve tous les produits de la consommation occidentale ...à prix ajustés - à la hausse - bien sûr.
Aujourd'hui, les annonces de sécurité font de nouveau allusion à des rassemblements qui se tiendraient après la prière, ce qui annihile encore toute idée de promenade. Le nom de Bachardoust est cité, une connaissance... Cet Afghan d'une quarantaine d'années a été exilé en France, où il a étudié le droit et la science politique. Il a publié en 2002 un précis sur les différentes constitutions afghanes, qui a été l'une des références de mon mémoire. Il a été temporairement ministre du Plan dans le premier gouvernement Karzaï, où il s'est distingué par ses appels répétés à la rigueur financière et à un meilleur contrôle par le gouvernement afghan de l'aide internationale transitant par les ONGs.
Son message va droit au coeur des Afghans, qui ne voient pas vraiment évoluer leur situation alors que les 'internationaux' bénéficient de conditions de vie qui leur sont inaccessibles. Il est donc très populaire, bien qu'ayant perdu son crédit auprès de Karzaï par ses positions agressives et démagogiques. Il tient meeting chaque semaine, ai-je appris, et sera très propablement un tribun actif dans la nouvelle législature.
Pour prendre les choses par le petit bout de la lorgnette, à cause de Bachardoust qui remue les esprits, je n'aurai pas de piles demain pour mon appareil... A la guest house, l'après-midi s'écoule à regarder Roland Garros...
Samedi 28 mai 2005, pas de photos, donc, pour illustrer cette première échappée dans les montagnes afghanes. Ce matin, départ à huit heures, après avoir relogé mes petites affaires dans la malle, qui attendra sagement mon retour. Je garde l'essentiel : un sac à viande, deux jeans et un pantalon flottant, assortis de tuniques variées... et surtout quelques cahiers et crayons, que j'ai apportés jusqu'ici pour faire des cadeaux.
Aman, le chauffeur du site de Samangan - qui pilote une puissante tout-terrains équipée d'un émetteur radio pour la sécurité - semble connaître chacun des virages, des ralentisseurs ou des ornières du trajet. La route est toute neuve, encore en travaux à certains endroits, mais reste soumise à de nombreux aléas. Souvent, la voiture doit sortir du tracé officiel et s'engager sur une piste caillouteuse qui descend vers un pont flottant sur l'un des nombreux torrents à traverser : c'est que le pont principal, qui devrait franchir le cour d'eau cinq ou dix mètres plus haut, n'est pas encore construit (ou reconstruit, car l'on voit aussi les vestiges d'ouvrages plus anciens qui doivent être éliminés avant que les ingénieurs puissent investir les lieux). Il n'y a pas de limites de vitesse officielles, mais les riverains assurent leur tranquillité en ornant l'asphalte de superbes dos d'ânes en goudron frais, en terre ou en ...chenilles de tank (une denrée de récupération courante sous ces latitudes). Il y a aussi les nombreux nids de poules ou affaissements de terrain qui imposent au chauffeur une vigilance de tous les instants, et donnent au parcours un petit air de gymkana.
De Kaboul à Samangan, il y a environ quatre cents kilomètres de ce traitement, auquel il faut rajouter la grimpée du Salang. Nous les avons parcourus en six heures... Pourtant, dès la première montée, celle qui ouvre sur la plaine de Chamali (le grenier à blé de Kaboul), un éclaboussement sur le pare-brise m'a fait craindre le pire. Aman a placidement passé les essuies-glaces, puis s'est arrêté le temps de vider dans le radiateur le contenu de trois bouteilles d'eau. Il a ensuite saisi un chiffon qui traînait dans la voiture, en a déchiré un coin avec les dents, puis a cherché un sac en plastique qui flottait dans une flaque d'eau. Caché derrière le capot, il a traficoté quelque chose qui a eu l'air de le satisfaire, et nous sommes repartis ! Un peu plus tard, il brandissait le bouchon du radiateur comme un trophée dans une boutique de mécanique. Le moteur a tourné comme une horloge durant tout le trajet ! Aman n'a même pas signalé l'incident dans ses points de contrôle radio sur le parcours...
Quant au déroulé du paysage, il est à la hauteur de la légende afghane. Des cimetières de blindés ou de citernes. Des patriarches dignement installés sur leur monture, cheval ou âne, ne cédant pas un pouce de terrain aux véhicules motorisés. Des camions enluminés et chargés à s'étouffer dans les montées. Des troupeaux accrochés aux touffes de verdure sur les pentes. Des maisons en pisé, si isolées ou apparemment délabrées qu'on est surpris d'y voir les signes d'un réel habitat. Des vergers paradisiaques autour de chaque agglomération. Des champs de blé et de riz à perte de vue, ornés d'épouvantails tenant concours de costumes. Des cohortes d'hommes semblant remuer des océans de terre à la pelle. Des torrents dégringolant les montagnes et des rivières à sec incisées dans les plaines. Des gamins assis au bord de la route surveillant leurs bêtes et des écoliers buissonniers sur les mêmes routes au milieu de nulle part. Des couleurs toujours réinventées de l'impossible. Le berendj savoureux de la tchaé khana du déjeuner. Et la montée interminable du Salang, au milieu des congères fatiguées de poussière et de boue, dans l'air piquant de froid et la lumière éblouissante : le tunnel sous l'Hindou Kouch fait trois kilomètres de long ; on s'engouffre dans un boyau taillé à même le roc, juste assez large pour que deux véhicules s'y croisent, où l'eau ruisselle en permanence sur les parois et la chaussée comme pour éteindre les feux de l'enfer.
A l'arrivée, je remets à Cécile les quinze mille dollars qui m'ont été confiés à Kaboul, pour renflouer la caisse du site de Samangan avant la paye de fin de mois... "On ne peut pas les confier à un chauffeur... c'est trop tentant... tu les mets sur toi, et tu ne dis rien..." C'est ça ou payer un changeur : un pour cent de commission...
Dimanche 29 mai 2005, vous votez... j'espère qu'A. n'aura pas mangé la commission ! Ce soir, peut-être, nous regarderons sagement les premières estimations... si l'électricité publique veut bien tenir ses promesses (entre sept heures et onze heures du soir). Le panneau solaire fournit juste de quoi allumer un néon dans la salle d'eau et charger deux téléphones...
Par son calme champêtre, son bazar bienveillant et ses distances humaines, Samangan ressemble à n'importe quelle ville de province dans le monde. Le détail couleur locale, ce sont les rangées de containers, béants sur les côtés de la route, qui servent d'échoppe : déclarés perdus par un transporteur impuissant à contrôler les routes lointaines, ils ne l'ont pas été pour tout le monde :) et leurs contenus furent probablement les premières denrées de ces boutiques de luxe.
Comme tant d'autres, la rivière qui traverse la ville, grosse des fontes de neige de l'Hindou Kouch, n'atteint jamais la mer. Elle se perd au nord dans les sables avant de pouvoir rejoindre l'Amou Darya. Dès les premières gelées de l'automne en altitude, aucun filet d'eau n'arrive plus jusqu'à Samangan.
J'ai interviewé les deux traducteurs du bureau local d'AMI, Chah Qadir et Mounir : le premier a dix-huit ans, n'a jamais quitté la ville et a poli son anglais chez un répétiteur privé ; le second, quinze ans de plus, a fini son exil en Suisse allemande, ce qui lui vaut en outre un allemand impeccable, qu'il prend plaisir à parler avec moi, seule interlocutrice possible à la ronde. Pour l'un, les enjeux de l'égalité concernent les ethnies et tribus ; pour l'autre, il s'agirait plutôt d'affaires de coeur. Tous deux s'accordent néanmoins à penser que la nouvelle constitution risque de n'être qu'un voeu pieux si leurs compatriotes ne sont pas désarmés et éduqués.
Avec Qadir, j'ai fait un saut au bazar, où j'ai fait emplette de plusieurs perhan pour me plier aux règles locales. (Souvevez-vous, à Kaboul ce n'était pas possible de se rendre au bazar pour raisons de sécurité...) J'ai aussi pris rendez-vous au lycée de filles pour quelques interviews, dont une jeune fille qui me servira ensuite d'interprète auprès des femmes. Demain, six heures du mat'... oui, ce sont les horaires, ici !
Le soir, dans l'attente du résultat du référendum, nous voyons passer sur EuroNews les images de Clementina qui ont été diffusées par la télévision afghane : assise par terre, menacée de deux kalachnikovs, elle récite un message appris par coeur, en jetant des regards pleins d'effroi vers les ravisseurs, hors champ...
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