Semaine 5 : partir de Mazar, mais comment ?
Lundi 6 juin 2005, c'est une jeune fille à la fois discrète et déterminée qui m'attend au portail. Omaira est étudiante en journalisme, elle a vingt ans et me réserve sa connaissance de la ville et sa pratique de la langue anglaise pour le temps que je veux. Pour moi, une libération : prendre des taxis, aller au cyber-café, rencontrer des Afghans... Ma première interview à Mazar, c'est Mobina, la directrice d'une radio locale destinée aux femmes. Avec une petite équipe financée par l'aide internationale et un entourage d'étudiantes bénévoles qui se relaient pour annoncer les nouvelles, Radio Rabbi Balkhi a le soutien du puissant seigneur de guerre local, Dostum.
Ses programmes sont largement écoutés, même par les hommes (y compris dans les taxis) qui s'intéressent aux sujets inouis d'éducation à la santé qu'on y traite. En plus, les plages non programmées diffusent de la musique populaire et variée de toutes origines, extraite d'un stock géré par ordinateur ! Après l'interview, nous déjeunons avec toute l'équipe : une assiette de riz au bouillon et un verre de lassi (yaourt aux herbes). Shelley, l'internationale qui apporte un support professionnel à l'ensemble me fait signe de ne pas boire... c'est préparé à l'eau du robinet ! Je bois quand même, c'est délicieux...

Chekeba, responsable administrative de Radio Rabbi Balkhi,
montre une lettre d'auditeur...
   Chekeba, responsable administrative de Radio Rabbi Balkhi, montre une lettre d'auditeur...

L'après-midi, nous débarquons à la fac de Droit... un campus plus petit qu'à Kaboul, mais le même air affairé et sérieux chez les étudiants, en contraste avec le ton d'importance que nous trouvons dans la salle des professeurs. Oui, l'un d'entre eux veut bien répondre à mes questions. L'entretien est enjoué, riche. Nourullah est le spécialiste des droits de l'homme à la fac, et se dévoile bientôt comme l'un des quelque trois cents candidats pour Mazar aux prochaines élections législatives... Il a d'ailleurs tout de la faconde, du charme et de l'argumentaire du politicien. Il fait même un peu de l'oeil à Omaira (qui n'y semble pas insensible jusqu'à ce que notre homme glisse dans la conversation qu'il est chargé de famille...)
Et puis, à l'occasion d'une interruption téléphonique (les portables sont le moyen de communication omniprésent), l'un de ses collègues m'interpelle : "Si vous venez pour apporter en Afghanistan le mode de vie des femmes de votre pays, ce n'est pas la peine : les Afghans ne l'accepteront pas !" ...ce sont les ambiguïtés de l'Afghanistan, où le mot 'démocratie' est compris par la plupart comme un état social où les hommes boivent du vin et les femmes divorcent, et tous peuvent danser ensemble ! Un synonyme de licence, donc... Ce raccourci abusif est soigneusement entretenu par les puissants qui ont trop peur que leurs ressortissants ne prennent goût aux responsabilités attachées à l'état de liberté.
Mardi 7 juin 2005, le diagnostic est concluant : alim crâmée... Les sautes de tension, la chaleur, la poussière... Aucun matériel de tient bien longtemps ici, et puis j'ai dû faire une erreur il y a trois jours en le branchant directement sur le réseau et non sur un stabilisateur... Bon, à Mazar, la pièce n'existe pas, à Kaboul non plus, m'assurent les tekkos qui ont étripé la bête, ...et probablement nulle part en Afghanistan (N.B. si vous rencontrez un chip d'un cm2 qui porte l'identification MAXI532EAI, ça m'intéresse !) Je vais interroger le constructeur, essayer e-bay peut-être...
Avec tout ça, j'ai loupé les deux vols bon marché possibles en début de semaine pour rentrer sur Kaboul, le lundi ou le mardi. Jeudi, il y a un vol des Nations Unies, et vendredi un vol Ariana et un vol KamAir... avec un rapport de prix du simple au double entre le premier et les deux autres... Un appel téléphonique au bureau d'Ariana indique qu'il faudra appeler à treize heures jeudi pour avoir une place vendredi.
Heureusement qu'il y a Omaira pour me dérider... Nous écumons les cyber-cafés, ratissons le bazar, et faisons la fête avec ses camarades étudiants, qui tous reçoivent aujourd'hui leur certificat de formation de journaliste, ce qui leur vaut une petite cérémonie (modeste selon nos critères, mais exceptionnelle pour eux) dans le meilleur restaurant de la ville.

Clin d'oeil d'Omaira...
   Clin d'oeil d'Omaira...
Mercredi 8 juin 2005, comme chaque semaine, c'est le jour des femmes à la mosquée.
Pendant les fêtes du Nouvel An afghan (Nawroz, le premier jour du printemps et le mois qui suit), l'accès au sanctuaire est interdit aux hommes le mercredi, afin que les femmes puissent s'y promener en toute tranquillité. C'est alors que s'arrangent les mariages... Le reste de l'année, le mercredi y reste un jour que les hommes évitent. Nous n'avons néanmoins pas pu pénétrer dans la salle de prière. Les gardes (des militaires) sont très scrupuleux, et il se dit qu'ils refusent même l'accès aux Afghans qui osent ne pas arborer un vêtement local... comme par exemple d'anciens réfugiés au Pakistan qui auraient gardé la mode vestimentaire de 'là-bas'.

Sourires...
   Sourires...

Plus tard, j'interviewe Sultana, femme de ménage dans une autre radio locale, Radio Balkh. Puis nous déjeunons dans une gargotte installée sur un terre-plein au milieu d'un des grands carrefours autour de la mosquée : elle dispose d'une salle réservée aux femmes au sous-sol, pour manger à l'abri des regards. S'asseoir et croquer un kebab sur un banc public serait inconvenant, me dit Omaira.
Après, nous prenons livraison d'un ensemble pirhan-tamboun exécuté en vingt-quatre heures et sur mesures par le tailleur de la famille d'Omaira, auquel nous avions rendu visite la veille.
Jeudi 9 juin 2005, un coup de fil de Kaboul m'apprend que Clementina vient d'être libérée. Tout le monde respire ! Mais beaucoup d'interrogations subsistent... sur les motivations réelles des ravisseurs... sur les conditions de la libération... sur un éventuel assouplissement des consignes de sécurité... Pour moi, ça ne change rien.
Le matin, nous visitons un atelier de formation à la broderie où j'interviewe Parigol, une des veuves que cette association emploie. L'après-midi, j'ai rendez-vous avec Alem, un des serveurs de la guest, dont l'épouse est candidate aux législatives. Alem est prof de maths le matin, pour un salaire de l'ordre de 50 dollars par mois. Comme serveur l'après-midi, il reçoit au moins cinq fois plus ! Il explique que sa femme, enseignante également, a travaillé dans plusieurs ONG, et donc qu'elle connaît beaucoup de monde, ce qui est un atout électoral. Et si sa femme était élue ?... Il ne verrait aucune difficulté à ce qu'elle passe le plus clair de son temps à la capitale.
Entre les deux interviews, nous avons parcouru la ville dans tous les sens pour trouver un avion pour moi : j'ai un moment cru que j'allais rester en carafe. KamAir ne vole plus vers Mazar parce que la piste y est en réparation, et donc trop courte pour ses boeings. Ariana a annulé parce que son avion est en maintenance (ce qui serait plutôt une bonne nouvelle si ce n'était pas justement ce jour-là).

Une boutique de bord de route
   Une boutique de bord de route

De plus, les vols UN qui circulent tous les jours de semaine ne sont accessibles qu'aux personnels d'organisations accréditées, dispositions qui s'appliquent également à la compagnie Pactec, le dernier transporteur aérien à effectuer des vols intérieurs. Heureusement, il existe des bus tous les matins pour Kaboul... et Omaira se propose de me trouver un accompagnateur (indispensable selon elle) qui ne se ferait rémunérer que du prix du voyage... une aubaine pour des étudiants qui veulent faire un tour à la capitale !
Vendredi 10 juin 2005 : un mois d'Afghanistan, une semaine à Mazar... Finalement c'est en voiture que je rentrerai sur Kaboul, avec un convoi UN qui ramène un ingénieur es-cricket qui vient de terminer sa mission. Hormis ces soucis logistiques - qui s'ajoutent à mes problèmes de communication, ces deux derniers jours à Mazar auront été éclairés des bons offices d'Omaira. Elle est arrivée habillée d'un jean à fleurs sous une tunique d'organdi blanc brodé, le tout enveloppé dans un long voile de mousseline brodée... superbe ! Avec moi, elle marche dans la rue sans son tchadri - qu'elle ressort néanmoins de son sac dès que je la laisse - et m'apprend beaucoup de l'état d'esprit de la jeunesse éduquée. Nous avons discuté notamment de l'exigence du voile et de sortir accompagnée, dont elle affirme que ce sont des obligations islamiques. Je lui demande alors si elle a lu le Coran.
Elle répond qu'elle le lit en arabe... et que pour savoir ce qu'il contient, elle se réfère à un ouvrage traditionnel afghan - que j'ai déjà vu entre les mains d'autres connaissances, en fait un code de conduite validé par les mollas locaux et la tradition, et transmis inchangé depuis des siècles. Elle me montre son exemplaire personnel, un petit carnet de la taille d'une carte à jouer, et de dix millimètres d'épaisseur. "Ca se trouve dans n'importe quelle librairie " dit-elle en rangeant le sien entre deux photos de ses amis, après l'avoir respectueusement porté à son front puis à ses lèvres.

Méditation...
   Méditation...
Samedi 11 juin 2005, six heures : mon sac est arrimé dans le tas de bagages débordant presque du pickup Toyota qui va me ramener à Kaboul. Le chargement est recouvert d'une bâche bleue, bleu UN, bleu turquoise, bleu Mazar... celui qu'on trouve partout en Afghanistan. Andrew me laisse m'asseoir à côté du chauffeur... courtoisie, peut-être, sécurité peut-être aussi !
Vous suivez, je suppose, sur une carte, cette route que je refais maintenant à l'envers. De Mazar, une centaine de kilomètres de steppe vers l'est le long des montagnes, où la route est encore en travaux. On atteint alors la rivière de Samangan, devenue énorme des pluies qui ont lessivé la région ces derniers jours. On emprunte vers le sud la gorge qu'elle a tracée à travers les premiers contreforts de l'Hindou Kouch. Au bord du ravin bouillonnant, des carrioles de colporteurs proposent les spécialités locales - ici les abricots, que nombre de voyageurs ne manquent pas d'honorer, comme un rite.

Travaux de titans...
   Travaux de titans...

Le voyage est alors ponctué des emplettes des chauffeurs. Ainsi, sur l'Andarab un peu plus loin, j'ai pu goûter pour la première fois au fruit du mûrier blanc... un délice ! (NB : le mûrier blanc est un arbre dont le tronc peut atteindre six mètres de diamètre. Ses fruits ressemblent à ceux de nos ronces sauf pour la couleur, qui varie du blanc au vineux, dans le même état de maturité. Ses feuilles sont la nourriture du ver à soie.)
Sur le parcours, caché dans un méandre du Pol-e Khomri, j'ai repéré - vérifiant une impression fugitive de l'aller - le pont où a été tourné le très envoûtant film d'Atiq Rahimi, Terre et cendres, Khak o khakestar. Je remarque aussi que maintenant les moissons sont commencées : les hommes sont courbés dans les champs de blé pour couper à la faucille les épis de blé juste mûrs. A certains endroits, les champs ont été inondés par la montée des eaux. Dans les carrés de riz, on s'affaire pour repiquer. Dans les pièces de froment, on se désole en cherchant à en sauver un peu.
En fin de trajet, il y aura encore le Salang, et la plaine de Chamali avant d'arriver à la capitale. Je me fais déposer à la guest d'AMI, où je récupère ma malle. Vers cinq heures de l'après-midi, je découvre mon nouveau pied-à-terre : une maison du quartier Parwan, pas très loin d'un petit jardin public en haut d'une colline, que je vais partager avec ses locataires actuels. Amélie est responsable administrative d'une autre ONG médicale française, MRCA ; Stéphane est agronome, volontaire du service national auprès de l'ambassade, qui l'a détaché sur une fonction de coordination au ministère afghan de l'agriculture.
Il y a juste Mouchtaq, le chowkidar, pour m'accueillir, mais il y met un tel enthousiasme que je me sens tout de suite - enfin (?) - chez moi.
Dimanche 12 juin 2005, je reprends contact avec Kaboul. Le temps est plutôt frais par rapport aux chaleurs dans le nord. A l'heure du thé, je me retrouve au sommet de l'une des collines du quartier Parwan, d'où je peux repérer tous les quartiers que je connais déjà...

Rencontre de quartier...
   Rencontre de quartier...
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